Réglementer la recherche recourant au big data

Auteure
Prof. Bernice Simone Elger
Université de Bâle

Entretien avec la responsable du projet PNR 75.

Quel était l’objectif de votre projet?

Notre projet visait à créer un cadre raisonnable, efficace et sûr pour une recherche bénéfique sur les Big Data, ainsi qu’à diminuer l’incertitude éthique et réglementaire qui entoure la recherche dans ce domaine, en fournissant des directives éthiques aux chercheuses et chercheurs ainsi qu’aux institutions de recherche, et en répondant au besoin d’harmonisation concernant la collecte, le stockage et l’analyse des données numériques.

Quels résultats ont été obtenus?

D’un point de vue éthique, la recherche sur les Big Data soulève des problèmes imprévisibles incluant un risque de préjudices pour les personnes participant à la recherche, tels que la discrimination, l’atteinte à la vie privée et l’utilisation abusive éventuelle de leurs données. Notre projet a démontré que l’analyse des problèmes éthiques liés aux Big Data, ainsi que l’évaluation du préjudice susceptible d’en résulter pour les personnes participant à la recherche, n’en sont qu’à leurs débuts et qu’il existe encore une grande incertitude, tant dans la littérature que parmi les scientifiques du monde entier, sur la manière de les réglementer de manière adéquate. En particulier, la nature contextuelle des questions éthiques liées aux Big Data crée des obstacles majeurs à la création de directives et de réglementations standardisées et uniformes.

Selon nos résultats, les scientifiques qui mènent des recherches sur l’être humain sont au moins conscients de la possibilité de ces défis imprévisibles. Cependant, la différence entre la recherche sur l’être humain et la recherche à partir de données anonymes est souvent floue, et il n’existe pas de directives appropriées quant à la manière de prévenir les préjudices éventuels. C’est pourquoi la numérisation des pratiques de recherche en Suisse devrait s’accompagner de programmes visant à promouvoir la formation et la réflexion éthiques pour les scientifiques désireux de mener des études sur les Big Data.

Y a-t-il eu d’autres résultats importants?

Il existe une interdépendance particulière entre les questions juridiques, éthiques et sociales. Ce problème n’est pas nouveau et l’incertitude réglementaire est commune à différentes nouvelles technologies qui relèvent du domaine de la science et sont mises en œuvre dans la société. Cependant, la mise en données omniprésente rend la recherche sur les Big Data particulièrement visible et pertinente pour la société. L’atténuation des risques et des préjudices nécessiterait une approche procédurale impliquant de traduire tous les aspects de la gouvernance, depuis les principes éthiques jusqu’à la mise en œuvre concrète des mécanismes, en passant par les lois directrices.

L’évolution technologique rapide est soumise à des cycles itératifs, ainsi qu’à plusieurs ajustements dans ce sens. Par exemple, l’introduction du Règlement général sur la protection des données a eu un impact sur la mise en œuvre concrète des mécanismes de consentement. De plus, la découverte de nouveaux algorithmes de désidentification aurait une influence sur l’anonymisation. Ces deux exemples, qui comptent parmi de très nombreux autres affectant la mise en œuvre, démontrent la nécessité de réviser et d’actualiser régulièrement les directives, les procédures et les codes de conduite.

Qu’est-ce que cela signifie pour les comités éthiques?

Étant donné la tendance à la numérisation de la recherche et des nombreuses questions éthiques soulevées par les Big Data, l’introduction d’une surveillance et d’une évaluation éthiques plus spécifiques devrait être envisagée. Une solution consiste à intégrer des expert.es de la recherche sur les Big Data aux commissions cantonales d’éthique de la recherche, mais cela n’indique pas comment fournir des conseils sur une recherche qui n’entre pas dans le champ d’application de la Loi relative à la recherche sur l’être humain. Le rôle et le domaine de compétence des comités d’éthique suisses récemment mis en place au niveau institutionnel (universités ou facultés) devraient être étendus afin de fournir des directives spécifiques à la recherche sur les Big Data. L’un de nos articles présentes quelques suggestions et bonnes pratiques pour l’amélioration du système des commissions d’éthique, qui sont également pertinentes dans le contexte suisse.

Les comités devraient être professionnalisés et contrôler la validité éthique des projets de recherche tout au long du cycle de vie des données et faire une partie intégrante du projet de recherche, partageant ainsi la responsabilité et la charge de la protection des participants à la recherche avec les chercheuses et les chercheurs.

En raison de l’implication croissante des entreprises privées dans la recherche universitaire, l’évaluation éthique devrait également être étendue aux recherches menées par des entreprises privées afin d’améliorer la protection des participants à la recherche et la collaboration durable avec les institutions universitaires.

Votre projet comporte des recommandations politiques. Quelles sont-elles?

En effet, les résultats de ce projet sont surtout pertinents sur le plan des recommandations politiques. En ce qui concerne la création d’un cadre global et harmonisé pour la recherche sur les Big Data, nos résultats démontrent qu’une telle initiative est intrinsèquement difficile. Il existe actuellement de nombreux types hétérogènes de recherche et d’analyse de Big Data qui peuvent donner lieu à différentes questions éthiques qu’il est impossible de limiter à une réglementation simple, globale et applicable à tous.

C’est pourquoi les directives et les réglementations relatives à la recherche impliquant des sujets humains, qui utilisent des méthodes Big Data au lieu de normes standardisées inflexibles, devraient mettre l’accent sur l’importance d’une prise de décision contextuelle, d’une considération éthique et d’une analyse équilibrée des compromis tout au long du cycle de vie d’un projet de recherche – de la conception d’une étude particulière à son achèvement.

De plus, dans le contexte de la surveillance éthique, notre analyse souligne l’importance d’étendre l’évaluation et la réglementation éthiques à la recherche en entreprise. Cela permettra, d’une part, d’éviter que des recherches sur les Big Data portant atteinte à des sujets humains ne soient menées en dehors du milieu scientifique et, d’autre part, contribuera au développement de pratiques de collaboration appropriées entre les entreprises privées et les institutions publiques et universitaires lors de la conception et de la réalisation d’études utiles sur les Big Data.

Et qu’en est-il de la réglementation des Big Data?

En ce qui concerne les suggestions de réglementation des Big Data, les résultats de notre étude empirique démontrent que l’exceptionnalisme des Big Data (le fait de traiter les Big Data différemment des autres types de données) n’est pas un modèle approprié. Une approche globale «toutes les données» est davantage conforme à la législation suisse qui met l’accent sur le consentement et la notification, ainsi qu’aux préférences exprimées par les avocat.e.s et les responsables de la protection des données suisses lors des interviews. L’étude menée auprès des avocat.e.s et des responsables de la protection des données a démontré qu’il existe encore de nombreuses incertitudes qui devront être traitées de manière plus approfondie. Par exemple, le concept de propriété des données, considéré notamment par les profanes comme la solution pour améliorer le contrôle de ses propres données, est jugé discutable par les juristes. Bien que de nombreux juristes comprennent, au niveau personnel, que les patient.e.s devraient bénéficier d’une certaine forme de partage de leurs données, le concept de propriété des données au niveau professionnel est incompatible avec la doctrine juridique actuelle.

Notre analyse a démontré qu’il existe déjà de nombreuses mesures de protection des données dans différentes lois sectorielles, telles que la loi relative à la recherche sur l’être humain, la loi fédérale sur le droit d’auteur et les droits voisins et bien d’autres encore, qui doivent être respectées par les différents organismes institutionnels. Rendre ce savoir-faire accessible aussi bien aux profanes qu’aux scientifiques est une tâche cruciale pour l’avenir. Depuis 50 ans, le consentement est au cœur de la recherche impliquant des sujets de recherche. Toutefois, la très forte augmentation des personnes concernées participant à la recherche dans le cadre d’études sur les Big Data à grande échelle complique le maintien de ce mécanisme, tant pour les chercheuses et chercheurs que pour les personnes concernées/participants. Les décideurs politiques devraient donc encourager des portails de consentement dynamiques et automatiques ou des coopératives de données afin d’offrir une alternative à la seule option possible du consentement général.

La notion de «Big Data» est très vague. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’elle signifie pour vous?

Notre projet de recherche a contribué à la compréhension des Big Data en analysant leur définition. Nos résultats expriment une incertitude générale ou un malaise par rapport au concept lui-même dans le milieu universitaire. Cela pourrait être un symptôme de la tendance à considérer les Big Data comme un phénomène culturel et scientifique changeant et évolutif – ou un concept de cluster qui inclut une pléthore de méthodes informatiques sophistiquées et évolutives – plutôt que comme une entité ou une méthode unique clairement définie.

Notre étude de recherche souligne toutefois qu’une clarté conceptuelle de la notion de Big Data est essentielle pour élaborer des directives adéquates sur la protection des sujets de recherche lors de la recherche sur ce domaine dans différentes disciplines. Nous soutenons que les lois, ordonnances et directives censées régir la recherche sur les Big Data ont peu de chance d’être efficaces tant que les définitions ne sont pas claires, en particulier si les chercheuses et chercheurs ne connaissent pas le cadre juridique ou s’abstiennent de définir leur recherche comme une recherche sur les Big Data par crainte de restrictions réglementaires.

Une stratégie pour surmonter ce problème et favoriser la compréhension des Big Data consiste à fractionner le concept en ses différents constituants et à passer ainsi de grandes généralités – comme le fait de considérer les Big Data comme un concept générique – à des propriétés spécifiques pertinentes pour chaque sous-catégorie spécifique. Cela nous permettrait d’appréhender de manière adéquate les différentes questions éthiques et d’élaborer des stratégies appropriées pour protéger les participants à la recherche.

A propos du projet